Personnalités de l’année

L’HOMME QUI PLEURE

Jean-Marc Vallée a la larme facile. Quand il a lu le récit de l’enfance du scénariste François Boulay, point de départ de son premier grand succès, C.R.A.Z.Y., il a ri, mais surtout pleuré d’émotion. 

Wild, le récit de l’écrivaine américaine Cheryl Strayed, qu’il vient d’adapter au cinéma, lui a tiré encore plus de larmes. Comme l’auteure du récit, qui se lance dans une sorte de « chemin de Compostelle extrême » pour remettre sa vie sur les rails, il avait du mal à faire la paix avec la disparition de sa mère, décédée en 2011. « Ma mère ressemblait à la mère dans Wild : elle me fatiguait un peu avec son positivisme. Elle me disait : "T’es bon dans tout." J’ai tellement braillé en lisant ce livre ! » 

Je retrouve Jean-Marc Vallée à son retour de la première de Wild, qui a eu lieu à Portland, la ville de Cheryl Strayed. Le réalisateur habite le Plateau-Mont-Royal, dans une maison qui n’a l’air de rien de l’extérieur, qu’il a construite de A à Z avec le cachet de son premier film hollywoodien, Victoria : les jeunes années d’une reine

Cinq niveaux, planchers de béton chauffés par des puits géothermiques, escaliers ajourés, immenses fenêtres, perspectives à couper le souffle : Jean-Marc Vallée confie que cette maison a exigé autant de créativité qu’un film. « Chaque jour, je descends l’escalier et je me dis : tu vis ici ! Je me sens privilégié. » 

Au moment de notre rencontre, le réalisateur planche sur le montage de son prochain film, Demolition, dans le studio aménagé au troisième étage. Un ouvrage solitaire qu’il tient à faire lui-même, après la folie du tournage. Pendant que le thé infuse dans sa cuisine laquée, il me parle de son enfance dans Rosemont, dans une famille qui se débattait pour survivre. Son père avait 7 frères et sœurs, sa mère, 18. « Chez nous, dans les partys de famille, on se retrouve à 60 personnes ! » 

Le père de Jean-Marc Vallée travaille dans l’imprimerie, la mère s’occupe des quatre enfants. La famille tire le diable par la queue. Quand le loyer devient inabordable, on déménage. Mais une chose est sacrée : l’éducation. Les enfants fréquentent des écoles privées. Pour Jean-Marc, c’est le collège des Eudistes. 

Comme il collectionne les notes parfaites en mathématiques, l’orienteur lui suggère d’étudier en administration. Mais, au cégep, il s’ennuie à mourir, jusqu’à ce cours initiatique de cinéma, qu’il suit par pure paresse en se disant qu’il ne lui demandera pas trop de boulot. Titre du cours : « Cinéma et société. » Professeur : Yves Levers. « Quand la cloche a sonné, je croyais que le cours venait de commencer. » 

Le jeune Jean-Marc Vallée a trouvé son univers. Il plonge dans le cinéma, surtout les vieux films américains. Son film fétiche : La vie est belle, de Frank Capra. « Je le revois deux fois par an. » Il a d’ailleurs fait un clin d’œil à la fameuse scène où Jimmy Stewart demande à Dieu de lui prouver son existence dans une scène de Dallas Buyers Club, le film qui lui a valu trois Oscars. 

Son « top 5 » cinématographique comprend aussi Vol au-dessus d’un nid de coucou, Le Parrain, Harold et Maude, Being There. Que des films américains ? Surtout, oui, dit le réalisateur en avalant une énième gorgée de thé. Mais aussi une poignée de films européens. Dont Ascenseur pour l’échafaud, de Louis Malle. 

Le scénariste François Boulay dit avoir vécu sa plus belle expérience professionnelle avec C.R.A.Z.Y.

« Jean-Marc Vallée a de la sensibilité, du talent, il voit grand, il est tenace. Quand il a une idée en tête, il la mène à terme. »

— Le scénariste François Boulay

Mais le réalisateur ne fait pas l’unanimité. Le magazine The New Yorker vient de publier une critique dévastatrice de Wild, qu'il qualifie d’insipide. 

Le réalisateur n’a pas lu cette critique, et il n’a pas l’intention de la lire. Il y a longtemps qu’il préfère ne pas savoir ce qu’on dit de ses films – depuis qu’une critique de C.R.A.Z.Y. l’a mis en rogne parce qu’il avait le sentiment que son auteur n’avait rien compris. Avec Wild, par exemple, il a délibérément voulu mettre sa caméra au service du récit de Cheryl Strayed, sans flafla ni tape-à-l’œil. 

Il résume ainsi son attitude face aux critiques : « Nous, on l’aime, notre film. Si vous n’aimez pas, je m’en sacre ! » Ce qui ne l’empêche pas de regretter que Café de Flore n’ait jamais « trouvé son public. » Que Victoria : les jeunes années d’une reine ait été un peu trop digéré par la machine hollywoodienne, qui l’a sursaturé de musique. « Ils ont mis le maudit violon d’un bout à l’autre. Faut quand même pas prendre le public pour des imbéciles ! » 

Avec Fox Searchlight Pictures, qui a financé Wild, Jean-Marc Vallée estime avoir trouvé un producteur à sa mesure, qui lui laisse toute la liberté artistique dont il a besoin. Pendant que Wild prend l’affiche à Montréal, Jean-Marc Vallée est déjà ailleurs. Demolition, qu’il est en train de mettre en forme dans sa maison-studio, à Montréal, parle encore de l’abîme du deuil et de rédemption. 

Le cinéaste est fasciné par les maladresses humaines, les imperfections, les « underdogs qui cherchent leur voie ». Même s’il lui arrive encore parfois de se pincer en descendant son escalier aérien, à l’aube de la cinquantaine, Jean-Marc Vallée a manifestement trouvé la sienne.

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